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Le mage du Kremlin

Adaptation du roman de Giuliano Da Empoli et mise en scène Roland Auzet, compagnie ACTOpus, à La Scala Paris.

© Thomas O’Brien

C’est un spectacle librement adapté du roman de Giuliano Da Empoli – essayiste et conseiller politique d’origine italienne et suisse – roman publié en 2022, qui a obtenu un immense succès en termes de lectorat et reçu le prix de l’Académie française.

Alors que l’actualité continue de se dégrader au regard d’une guerre déclarée par Poutine à l’Ukraine il y a plus de deux ans, ce roman écrit avant semble presque prémonitoire. Il nous mène dans la fabrique du pouvoir et de l’imposture. À la manœuvre et à la lisière de l’Histoire, romancée certes, la Russie et ses potentats, bien réels. Au-delà, les mécanismes du pouvoir qui se mettent en place, avec tout le cynisme et la délétère médiocrité.

Une lumière crue éblouit le spectateur qui entre dans le théâtre, comme sous surveillance et pris en défaut dans le projecteur de miradors. Ajoutant à la brutalité de l’accueil, trois murs de miroir et un sol noir luisant amplifient l’impression d’une perte de repères, avec le reflet des spectateurs démultipliés (scénographie et création lumières Cédric Delorme-Bouchard). On est dans le grandiose de l’architecture stalinienne, d’une autre manière. Tout est vu et sans aucune intimité. Entre les miroirs, des écrans sur lesquels des vidéos traduisent le fracas.

© Thomas O’Brien

Le ton est donné pour une traversée opaque au cœur du pouvoir soviétique, puis russe, de la fin du mandat de Boris Eltsine à l’avènement de Vladimir Poutine, nouveau tsar, en passant par la Perestroïka, sous le regard du buste de Staline, figure totem s’il en est, signant des millions de morts et qui se couvrira de sang au cours du spectacle.

On est d’abord à Moscou aujourd’hui, chez Vadim Baranov, dans un premier tableau où le personnage, plutôt mondain, semble s’inscrire dans un reality show. On y retourne dans le troisième et dernier tableau, alors que le second nous mène dans Un bureau du Kremlin, dans les années 2000. Les acteurs, présents sur scène pendant l’installation du public, plantent le décor d’une façon détendue avant que le spectacle débute, installant ce premier tableau chez Baranov, avec fauteuils et canapés gris très clair, piano en fond de scène, bar. Bourgeoisement installé, entouré de littérature française et de vodka, Baranov ayant déserté le pouvoir et pris sa retraite – ou battu en retraite – reçoit un jeune journaliste français, Pierre Barthélémy (Stanislas Roquette) ayant travaillé sur Evgueni Zamiatine, grand auteur interdit de publication à partir de 1922 et contraint à l’exil, et qui désire l’interviewer sur son parcours politique.

© Thomas O’Brien

Suspendu entre le réel et la fiction, c’est la carrière de Vadim Baranov metteur en scène puis producteur d’émissions de télé-réalité, féru de communication autrement dit agent de propagande, qui est racontée. Seul personnage de fiction dans le roman, on le surnomme le Mage du Kremlin. L’auteur s’est inspiré d’un certain Vladislav Sourkov, passionné de théâtre avant de devenir l’éminence grise de Poutine pendant une douzaine d’années, puis de démissionner. C’est lui, le « Raspoutine de Poutine ». qui a aidé à sa promotion, le propulsant de simple agent du KGB au rang de Tsar.  Baranov ne se départit jamais de son sourire glauque ni de sa lâcheté, y compris dans le privé avec son ancienne femme, Ksénia (Irène Ranson Terestchenko) qui le repousse. Philippe Girard interprète le personnage avec justesse, flegme et machiavélisme.

© Thomas O’Brien

L’adaptation du roman permet de dévoiler le mode opératoire d’un système qui se met en place pour passer d’un statut de personne ordinaire à celui de conseiller politique du régime, aux ordres du Tsar – le Tsar étant ici interprété par Andranic Manet, aussi glacial que poutinien. La métamorphose de Baranov en exécutif autoritaire, cruel et traitre à ses amis, se passe au Kremlin dans les années 2000. Traitre, y compris à son ami d’enfance, Boris Berezovsky – interprété avec bonhomie et subtilité par Hervé Pierre – qui lui suggère de créer avec lui un parti, celui de l’unité, « il nous faut fabriquer une unanimité, redonner de la dignité… » Berezovsky s’exilera à Londres, on apprendra plus tard qu’il se serait pendu, version officielle…! « Détruire, c’est la loi… » dit le texte, « la politique russe c’est la roulette russe… Le pouvoir s’occupe de toi. »

Entre politique et communication, Histoire et fiction, l’actualité passe dans le spectacle avec les drames de la Russie : le sous-marin nucléaire de Koursk, lanceur de missiles à longue portée qui ensevelit cent-vingt marins en exercice dans la mer de Barents ; la Tchétchénie, entre annexion et indépendance, où rien n’est réglé ; les prisonniers politiques, dont Alexeï Navalny militant anticorruption ennemi numéro un de Poutine, purgeant une peine de dix-neuf ans en Sibérie et mort cette année à l’âge de quarante-huit ans ; l’Ukraine et le vol de ses territoires.

Le texte brasse tout ce qui fait l’Histoire de la Russie, où « la rage et la haine de l’autre sont des données structurelles » : l’effondrement de l’URSS et la fin du communisme, les oligarques, leur argent et la corruption, le capitalisme, le complotisme, les idéologies, le mensonge d’état érigé comme acte de foi, la manipulation médiatique « arrêtez les images, remettez les images ! » la manipulation du peuple aveuglé par son dirigeant, son héros quel qu’il soit, descendant d’Ivan le Terrible, la vertigineuse verticalité, un monde d’hommes au Kremlin, la haine de l’occident. L’occidental, arrogant, se trouve d’ailleurs sur le banc de touche, apostrophé à plusieurs reprises.

© Thomas O’Brien

A la fin, les séquences s’enchaînent, s’annulant un peu les unes les autres, le spectacle a du mal à écrire le mot Fin : apparition-choc des Loups de la nuit, club informel russe de motards à sa création en 2013 pendant la Perestroïka, qui acquiert une importance politique et se rapproche du pouvoir poutinien ; séquence filmée dans le cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois avec Evgueni Prigojine, chef de la milice Wagner ; chanson des Pussy Riot, ces féministes punk envoyées en camp de travail pour avoir profané, dit-on, une église orthodoxe. Et si les femmes n’ont pas leur place dans les enjeux politiques poutiniens, les actrices (Irène Ranson Terestchenko, Karina Beuthe Orr et Claire Sermonne), apportent au spectacle une belle énergie qui a force de contestation.

Compositeur en même temps que metteur en scène, Roland Auzet s’intéresse depuis plusieurs années à l’histoire contemporaine. Dans ses travaux les plus récents il a notamment questionné l’identité européenne avec Nous, l’Europe, Banquet des peuples de Laurent Gaudé en 2019, qui continue de tourner et a été présenté à Kyïv (Ukraine) en 2024. Il a travaillé la mémoire de la Révolution Culturelle chinoise impulsée par Mao Zedong (1966-1975) avec Luo Ying, ancien garde rouge devenu poète, et présenté en 2022 sur le sujet Adieu la mélancolie. Il a mis en scène Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès avec deux actrices en duo, et conçu, depuis une vingtaine d’années, de nombreux spectacles. Roland Auzet a collaboré avec Giuliano Da Empoli à l’adaptation de son roman. Il met en scène, sur la ligne de crête, la folie du pouvoir aujourd’hui, à travers l’Histoire en train de se faire et d’un pays en train de se défaire. « Poutine finira par s’ensevelir sous les murs de la Russie… » dit le texte.

Brigitte Rémer le 14 septembre 2024

Avec : Philippe Girard, Hervé Pierre, Stanislas Roquette, Irène Ranson Terestchenko, Karina Beuthe Orr, Claire Sermonne, Andranic Manet – à l’écran Jean Alibert et Anouchka Robert – scénographie, création lumières Cédric Delorme-Bouchard – création vidéo et musique Wilfried Wendling – costumes Victoria Auzet – assistante à la mise en scène Pauline Cayatte – images de Gilles Cayatte – régie Jean Gabriel Valot (générale), Thomas Mirgaine (son), Jonathan Rénier (vidéo), Adrien Bonnin (lumières)Le mage du Kremlin, de Giuliano da Empoli est publié aux éditions Gallimard, (2022).

Du 4 septembre au 3 novembre 2024, du mercredi au samedi à 21h. Le dimanche à 17h – à La Scala Paris, 13 boulevard de Strasbourg. 75010. Paris – métro : Strasbourg-Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30 – site : www.lascala-paris.fr – En tournée : 14 novembre, la Scala Provence, Avignon (84) – 19 novembre, Théâtres en Dracénie, Draguignan – 21 au 23 novembre, Théâtre du Gymnase /Friche belle de Mai,  Marseille (13) – 27 au 29 novembre, Théâtre national de Nice (06) – 3 décembre, Théâtre Francis Palmero, Menton (06).